INTRODUCTION

  

C’est à l’initiative conjointe du Groupe de recherche en jurilinguistique et traduction juridique (GREJUT) de l’Ecole de traduction et d’interprétation de l’Université de Genève, et de l’Association suisse des traducteurs, terminologues et interprètes (ASTTI) que ce colloque a pu voir le jour, dans ce haut lieu de la culture, des langues et de l’histoire européennes qu’est la ville de Rousseau, autour du thème principal : “ la Traduction juridique - Histoire, Théorie(s) et Pratique ”.

 

La traduction juridique exercerait-elle un pouvoir d’attraction tel qu’elle puisse rameuter, sur ce seul thème, autant de fervents du culte de Thémis ? Il faut le croire, à en juger par la participation impressionnante (quelque 300 personnes, juristes, traducteurs, interprètes, traductologues et jurilinguistes, représentant plus de 35 pays) de tant de pays, langues et cultures différents, praticiens ou théoriciens venus exposer avec enthousiasme leurs conceptions et expériences, leurs différences et préoccupations, voire leurs états d’âme, à leurs homologues des quatre coins du monde. De telles occasions de débat sont chose rare, les travaux consacrés à la traduction juridique n’étant pas monnaie courante.

 

Quelque cinquante conférenciers, répartis sur trois journées, ont discouru sur ces trois sous-thèmes [Histoire, Théorie(s), Pratique], outre sur celui d’une table ronde consacrée à une question unique, la corédaction, qui suscite beaucoup d’intérêt en Europe. On sait à quel point il est difficile de réunir, dans le cadre d’un même colloque, praticiens et théoriciens d’une discipline commune et de les faire dialoguer sans que le débat ne tourne à la dispute théologique, voire à l’affrontement (verbal). Aussi n’est-ce pas le moindre mérite des participants à ce colloque que d’avoir réussi à débattre parmi d’autres questions controversées entre le monde du droit et l’univers de la traduction, celle de la primauté du spécialiste : juriste ou linguiste ? Ou bien les deux ? Auquel cas, dans quel ordre ?

 

Peut-être le lecteur en percevra-t-il mieux les enjeux si l’on reprend la question que posait le comparatiste Jacques Vanderlinden lors d’un colloque sur la langue et le droit tenu, voici quelques années, à Moncton (N.-B.) : “ Et, au cours du temps, qui détermine qui, du droit ou de la langue ? ” Nous laissons deviner au lecteur la réponse du juriste et celle du traducteur…

Même s’il n’existe pas de réponses définitives à apporter à de telles interrogations (qui en douterait ?), du moins peut-on espérer en débattre loyalement et tenter d’organiser le débat à partir des principaux problèmes de fond : la langue (langue et discours), le droit (et son langage particulier), la traduction (en général, en particulier). Et pour en traiter, on ne peut faire abstraction de l’histoire (des langues, des systèmes juridiques) si l’on veut proposer, aux problèmes qui en découlent (synchronie), des solutions : méthodes de traduction et de formation (du traducteur / terminologue juridique), nouvelles et anciennes (revues et corrigées); dictionnaires, lexiques, vocabulaires et glossaires; méthodes et moyens d’analyse, d’évaluation, etc. des textes (unilingues ou multilingues), des traductions et des outils spécialisés (banques de données, logiciels et progiciels de traduction, de correction, etc.) et autres aides à la traduction, révision, conception des textes juridiques.

 

Toutes ces questions ont été traitées à un degré plus ou moins élevé selon la perspective adoptée : historique, fonctionnelle, pratique, théorique, pédagogique, voire politique ou religieuse (cf. droit islamique), et même philosophique. Les communications ont été présentées, et parfois débattues, dans les langues nationales de la Confédération helvétique (allemand, français et italien), mais aussi en anglais et en espagnol, puisque un nombre appréciable de conférenciers se sont exprimés dans ces langues. C’est sans doute en ces occasions que les participants ont pu le mieux se rendre compte de la grande diversité des systèmes et des normes juridiques régnant sur la terre et des innombrables interprétations auxquelles prêtent leur production, écrite mais également orale, car les interprètes, notamment judiciaires, étaient partie à la fête. A elle seule, la question des traducteurs jurés, de leur statut, de leur organisation et de leurs fonctions, envisagés d’un pays à l’autre, avait de quoi prolonger indéfiniment les débats. Que dire de la seule traduction des textes “ internationaux ”, si tant est que l’on puisse s’entendre sur cette distinction, de celle des textes produits par des instances judiciaires internationales, du genre Tribunal pénal international ou Cour de justice internationale ? Dans quelles conditions et avec quels moyens ? Et comment prétendre atteindre l’équivalence juridique à partir d’un texte traduit du chinois vers une langue européenne quand langues, cultures et institutions diffèrent à un tel degré ?

 

On sait par ailleurs les difficultés que doit affronter le juge dans un pays, le Canada par exemple, où s'entrechoquent deux grandes traditions de l'écrit juridique et de l'expression bilingue de la justice. La langue, les langues ne sortent pas indemnes de cette confrontation. Alors, la solution passerait-elle par une forme quelconque de “ corédaction ”, stade où la traduction s’effacerait derrière l’expression première ou spontanée des langues ? Oserons-nous rappeler ici, même à un jurilinguiste et lecteur convaincu, qu’une langue – langue de spécialité incluse, ce qu’est le langage du droit - n'exprime pas seulement une technique, mais qu’elle véhicule aussi une culture, une civilisation et des traits à nuls autres pareils. Le traducteur, et le traducteur de textes juridiques particulièrement, doit être le garant du passage réussi d’un univers à l’autre. La paix sociale d’un pays peut en dépendre, outre le bon fonctionnement de son économie et, surtout, de ses institutions.

 

Ce ne sont là que quelques-uns des nombreux aspects abordés durant ce colloque. La fréquentation de ces actes, présentés dans l’ordre chronologique des interventions au colloque, pourra laisser plus d’un lecteur, jurilinguiste ou non, sur sa faim. Car de telles initiatives ne sauraient épuiser la question de la traduction, fût-elle limitée au domaine juridique. Ce n’est qu’à force de les multiplier toutefois, au sein de chaque culture et langue juridiques, de même qu’à l’échelle internationale, par la confrontation des différences, que la traduction, la juridique en particulier, apparaîtra dans toute sa complexité. Et - pourquoi pas ? - dans sa relative simplicité, lorsque le texte, très spécialisé, tend vers l’univocité. Ces multiplications devraient contribuer à mieux cerner ce phénomène et ses mécanismes, et donc à l’éclairer.

           

Ces quelques propos n’ont d’autre but que de faire ressortir la tâche difficile du traducteur juridique et la responsabilité qu’elle comporte lorsqu’il est confronté à deux langues, deux systèmes juridiques, deux traditions d’écriture parfois opposés comme le sont un système de tradition non écrite, tel celui de la common law, et l’archétype de la tradition écrite qu’incarnent le Code Napoléon et la tradition civiliste. Plus que tout autre, le traducteur sait combien la langue est, selon le mot si juste et si grave de Hölderlin, “ des biens le plus périlleux ”.

 

La tenue d’un colloque international de cette ampleur découle d’une organisation sans faille et de tous les instants. Cette organisation reposait sur la participation dévouéee des membres des divers comités constitués à cette fin. Que tous soient ici vivement remerciés. Nos remerciements vont également à tous les participants, venus si nombreux et parfois de si loin éclairer cette rencontre de leur présence et en faire un succès.